Incurable Pologne !

Publié le par Luc de Goustine

 

Février 1983. Une petite ville au bord d'un lac de Mazurie, non loin du site où, en août 14, l'armée de Samsonov fut défaite par von François1. L'église paroissiale blanche et néogothique se dresse face à l'immeuble en brique où les "jeunes socialistes" se retrouvent le dimanche pour guincher ; alors, la foule des fidèles déborde sur le parvis où des haut-parleurs grêles transmettent les échos de la messe ; on l'écoute debout, par moins vingt-cinq, tandis que de l'autre côté, les baffles du foyer crachent par la fenêtre des lambeaux d'un rock débile, occidental.

L'ami qui m'accompagnait n'avait pu nous introduire plus loin que le vestibule où des affiches annonçaient la visite prochaine du pape Wojtila. La porte sur la nef n'était ouverte qu'à demi, derrière l'autre battant, une grille en acier aux soudures baveuses pendait à un rail le long duquel on pouvait d'un geste la rabattre, isolant le sanctuaire. L'ami se pencha à mon oreille pour me confier : "On n'a pas encore eu le temps de la peindre... Pourvu qu'elle ne le soit jamais !"

La loi martiale que les Polonais appellent tout crûment "la guerre" avait motivé partout dans le pays ces mesures de précaution. Non contre la police, dont on ne s'était jamais imaginé qu'elle s'enhardirait à violer elle-même les lieux de culte, mais contre l'intrusion brutale d'éléments prétendument incontrôlés à qui le nouvel état de siège garantissait soudain l'impunité. N'a-t-on pas, moyennant leur engagement dans la Milice, amnistié par chambrées entières les droits communs ? La menace d'un "hooliganisme" administrativement protégé a, dans plusieurs pays de l'Est, forcé les églises à se barricader pour échapper à la profanation des saintes espèces, au bris des statues et autres joyeusetés. Grâce aux étroites grilles, les églises sont restées ouvertes en Pologne.

Le 19 octobre 1984, aucune grille n'a sauvé le père Popieluszko. Il a été victime d'une autre délinquance, celle de policiers, membres de la sinistre "section religieuse" du Ministère de l'Intérieur agissant non de leur propre chef ni même sous l'impulsion des calomnies distillées par le porte-parole officiel Jerzy Urban, mais sur un ordre supérieur dont on ne saura jamais de quelle altitude il tomba - quelque part entre le colonel Pietruszka et le général-ministre en personne, Czeslaw Kisczak.

Pourquoi pas de plus haut encore ? Parce que - les sources de François Fejtö le confirment2 - ce meurtre a ébranlé les fondations de la politique de Jaruzelski. Et l'on ne peut imaginer ce général sabotant si légèrement sa propre stratégie et torpillant le statu quo en forme d'épreuve de force sur lequel tout reposait jusqu'ici : ce que je nommerai "le duel patriotique avec l'Eglise".

Non pas l'Eglise comme hiérarchie cléricale seulement, mais l'Eglise devenue l'émanation naturelle, légitime, du peuple qui s'y reconnaît, et particulièrement des mouvements politico-syndicaux révélés en 1981 sous les noms de K.O.R. et de Solidarnosc. Face au pouvoir légal dont le général Jaruzelski est investi, c'est le corps constitué de la nation au sens le plus concret et si l'affrontement se réduisait à ces deux forces, on sait bien que le pouvoir aurait tôt fait de s'infléchir sous l'autorité presque unanime qui l'entoure, et de se rendre.

Mais une menace étrangère plane, venant de Russie, et constitue Jaruzelski à son tour aux yeux des Polonais, en ultime garant de leur identité nationale et rend indispensable l'équilibre de l'affrontement présent malgré l'humiliation tétanisante qui en découle.

La mort du père Popieluszko était à deux doigts de déstabiliser le pouvoir sous l'indignation populaire, et de donner prétexte à une reprise en main par les Soviétiques ou des organes asservis au KGB. Quand on sait quelle ambiance de répression générale pèse sur les gens, on comprend mal que l'émotion n'ait pas soulevé les foules contre la junte odieuse ou impuissante qui a paru d'abord vouloir couvrir l'assassinat. Par quel miracle aucune violence n'a-t-elle jailli de cette blessure diaboliquement infligée pour faire mal : un prêtre, un jeune homme, proche du Syndicat persécuté, un fils, un frère, un père...?

Les consignes des leaders, fussent-ils primat de Pologne ou prix Nobel, n'ont pas pu à eux seuls produire cette maîtrise, cette preuve de génie politique national : des pleurs, des prières, pas une bombe, pas un attentat... Et un procès public comme il ne s'en était encore jamais plaidé en pays communiste : la terreur d'Etat par ce même Etat jugée et stigmatisée ! A moins que ce ne soit l'un des fruits du martyre...

On voudrait, détournant le mot de Léon Bloy à propos de la France, écrire que la Pologne "n'est incurable que de Dieu".

Royaliste 419 du 23 janvier au 5 février 1985.

1. Cf. Retour de l'épique au sujet de La roue rouge - Août 14 d'Alexandre Soljénitsyne.

2? Le Quotidien de Paris du 11 janvier 1985.

Publié dans Pologne

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